photo d'une coupe de tron d'arbre ancien

Quelques exemples

NB/ Les noms, prénoms et lieux ont été modifiés ou effacés

Extraits de récits de vie

Je suis né à W, en Flandre orientale, dans la grande banlieue de Gand. Mon père est né avec le siècle, soit exactement en 1900. Il provenait d'une famille très modeste. Il me racontait souvent, quand j'étais gamin, qu'il avait passé les nuits de sa prime enfance logé dans une chambre accolée à la porcherie familiale. A l'époque, cette astuce était un moyen efficace - et très répandu - de profiter de la chaleur des animaux et de se chauffer à bon compte. Cette chambre minuscule, il l'a partagée longtemps avec ses trois petites sœurs, qui ont vécu beaucoup plus longtemps que lui. Élevé à la dure, mon père a repris très jeune les activités de la ferme, se contentant d'un passage par l'école primaire et de trois années d'humanité. Assez bâclées, ai-je cru comprendre... De lui, je crois avoir hérité d'un certain bon sens, d'une nature optimiste et d'un goût marqué pour le contact avec la terre. Ce n'est pas pour rien, sans doute, que j'occupe aujourd'hui encore une habitation qui fut autrefois le centre névralgique de toute une communauté "villageoise" entièrement tournée vers l'arboriculture.

Ma mère provenait d'un milieu plus bourgeois que son mari. Et, oserais-je le dire, plus raffiné. D'origine française, elle a grandi juste de l'autre côté de l'Escaut, près de T. Ses propres parents étaient commerçants. Ils ont gravi les échelons de la promotion sociale avec une grande aisance. C'est, du moins, ce que ma mère m'a toujours expliqué. Elle avait des photos pour appuyer ses dires. Mes grands-parents maternels consignaient en effet toutes les grandes étapes de leur vie dans des albums photographiques richement colorés. Lorsque j'étais enfant, la consultation de ces albums suscitait en moi un mélange d'impatience et d'indifférence. Cette histoire familiale me paraissait lointaine et sans intérêt. Normal, pour un enfant de dix ou quinze ans! Aujourd'hui, évidemment, je vois les choses autrement. En effet, chaque fois que mes grands-parents ou ma mère tournaient les pages de ces albums sous mes yeux avec des "oh" et des "ah" de ravissement, c'était ma propre histoire et mes propres racines qui s'ancraient inconsciemment dans ma mémoire de jeune garçon.

Ma mère tenait de ses parents son goût pour la lecture, sa curiosité envers des destinations lointaines, son intérêt pour le théâtre et les beaux objets. Le couple qu'ils formaient était assez inhabituel. Aujourd'hui, on parlerait d'un couple "mixte". Ils n'ont jamais été très bavards sur leur propre histoire conjugale. Je les comprends: on ne partage pas tout avec ses propres enfants. Ou bien on attend qu'ils soient suffisamment âgés pour mener avec eux des conversations d'adultes. Mais je sais que ce couple insolite n'a pas toujours été aisé à faire admettre à leur entourage. A commencer par leurs parents, marqués au fer rouge par une mentalité assez conservatrice, ce qui était courant à l'époque. Leurs premières années de vie commune, après leur mariage en 1929, se sont réduites à une vie de labeur intense. Celui-ci laissait peu de place disponible pour les rencontres sociales, et encore moins pour les loisirs. Ce n'est que bien plus tard, une fois que la société de vente de matériel agricole montée par mon père est devenue florissante, qu'ils purent enfin lâcher un peu de lest dans leurs occupations harassantes. Et, par voie de conséquence, s'intéresser enfin à leurs enfants. Qui, entre-temps avaient grandi et étaient déjà empêtrés dans une adolescence pour le moins difficile (...)

**********************************

(...) A l'époque, il m'arrivait souvent, avec deux amies, de prendre le train pour H, en passant par Charleroi. Nous étions chargées comme des baudets. C'était l'époque où les charbonnages fonctionnaient encore. Certes, ils étaient moribonds. Mais nous n'étions pas conscientes, à l'époque, que nous vivions en direct la fin d'une histoire industrielle qui avait duré près de deux cent ans. Nous arrivions très tôt dans la ville. Par les fenêtres du wagon, nous assistions à l'embarquement de cohortes d'ouvriers qui se rendaient à leur travail. Certains venaient s'asseoir à côté de nous, sur les banquettes de troisième classe - en bois - de la SNCB. Je lisais dans leur regard que notre présence en ces lieux, si tôt dans la matinée, leur paraissait insolite. Que pouvaient bien faire trois jeunes filles à peine entrées dans l'adolescence dans un train qui, pour la plupart, n'emmenait que des gens vers les usines et le travail à pause? Parfois, il arrivait que les ouvriers nous charrient. Pour nous, de telles rencontres signaient la confrontation avec un monde qui n'était pas le nôtre: plus direct, plus bourru, sans fioritures. Ces conversations, plutôt brèves et bon enfant, avaient l'avantage de nous sortir de notre torpeur matinale. J'imagine qu'elles nous dégrisaient. Je me souviens avec grande précision d'un immense bonhomme qui me faisait penser à John Wayne. Il avait des yeux étonnement purs et une carrure de lutteur de Sumo. Ses mains m'impressionnaient. Elles me faisaient immanquablement penser à mon père. Elles incarnaient la puissance au repos. Je ne pouvais pas savoir, si jeune, que ce genre d'expérience m'extrayant de mon cocon familial aurait une influence décisive sur le choix de mes études. Et, par voie de conséquence, sur le choix de ma profession (...).

***********************************

(...) Le moment où j'ai appris l'accident de F. a probablement été le plus douloureux de ma vie. Ou plutôt, non: la douleur n'est pas vraiment apparue à ce moment. A vrai dire, j'ignore ce qu'on ressent lorsqu'on est frappé par foudre mais, face à ce policier qui m'apprenait la terrible nouvelle, je me souviens m'être sentie comme foudroyée. Comme si j'avais été frappée par un coup de massue invisible. Je suis entrée dans une sorte de coma, de léthargie où je ne ressentais plus aucune émotion à part l'anéantissement. Je flottais littéralement dans l'air, je n'étais plus là. J'étais à la fois présente et totalement absente. Une manière de me protéger, sans doute, d'une réalité qui m'atteignait en plein cœur et qui - je le pressentais - allait m'affecter pendant le restant de ma vie.

F. était tout, pour moi. Il avait accompagné ma jeunesse. Les moments les plus tendres comme les plus difficiles, tout particulièrement avec mon père. Il avait été tour à tour mon confident, mon mentor, mon amant, mon manager... C'est dans les jours qui ont suivi son décès que la douleur, la vraie douleur, a commencé à m'assaillir. J'avais un poids sur le cœur dont je ne savais comment me débarrasser. Je me réveillais en sueur, en proie à d'horribles cauchemars et à des crispations dans toutes mes articulations. Parfois, d'épouvantables migraines m'assaillaient. A l'époque, je vivais seule. Hormis quelques amis fidèles, personne ne pouvait prendre soin de moi au jour le jour. Et encore moins la nuit! Les épisodes les plus douloureux de ma jeunesse remontaient sans cesse à la surface de ma conscience. J'avais l'impression de rejouer une pièce écrite à l'époque de mes vingt ans. Je maudissais ce foutu arbre que F. avait percuté avec sa moto. J'en voulais à sa mère, qui avait toujours sous-estimé les risques liés à ses incartades et à ses comportements provocateurs. Il jouait sans cesse avec la mort: comment expliquer que personne - à part moi - n'ait vraiment pris la peine de le prévenir que tout cela allait mal finir?

Pendant trois ans, j'ai survécu. J'ai du délaisser mon emploi, le fonctionnement de l'équipe tournait à vau-l'eau. J'allais travailler quelques semaines, puis retombait en dépression. Pour oublier F., ou plutôt pour tenter de me débarrasser de ce mélange épouvantable de souffrance physique et de conscience permanente de son absence, je sortais en boîte, je m'étourdissais, je m'enivrais. En fait, moi qui n'avait jamais bu plus que de raison, je commençais à ressentir dans chaque cellule de mon corps l'effet bienfaisant et soporifique de l'alcool. A cette époque-là, la boisson me donnait encore l'illusion que je gardais ma vie en main. Ou ce qu'il en restait, du moins, après toutes ces années de fusion avec F.... En réalité, je basculais dans quelque chose de toxique, tant pour moi que pour mon entourage. Mes enfants, eux, ne réalisaient pas que je partais à la dérive. Leur père vivant en... , ils étaient livrés à eux-mêmes dans la maison qu'il leur avait confiée. Leurs études, leurs petit(e)s ami(e)s les accaparaient beaucoup. L'absence de dialogue, finalement, n'était que la suite logique de toute ce qui m'avait marquée depuis ma propre enfance (...)

 

Extraits de portraits

 

-         (...) AP n'en était pas moins capable de transformer en véritable roman la description des préparatifs d'une sole normande. Pour ce faire, il invitait son lecteur sur les traces de Louis XIV ou dans le sillage des légionnaires romains piaffant d'impatience à l'idée d'envahir la future Grande Bretagne. Le rapport avec le sole? Il n'apparaissait qu'après mille détours et parenthèses, mais la recette laissait au lecteur l'impression ravie qu'il devenait, soudain, un peu plus familier des Grands de l'Histoire. Cet art de la combinaison des genres était, chez AP, une véritable marque de fabrique. L'idée même de préparer un bon plat en se contentant de suivre à la lettre une quelconque recette aurait relevé, chez lui, de l'hérésie. Il préférait s'inspirer de sources hétéroclites, tantôt un manuel de cuisinie déniché sur l'improbable brocante d'un village ardennais (ou....d'Ecosse, une région qu'il chérissait), tantôt un ouvrage flambant neuf doté des plus belles illustrations. Les mille et un post-it glissés dans les volumes de sa collection personnelle - où figurait en bonne place le dictionnaire de la cuisine érotique, offert par ses enfants - témoignent de sa passion à glaner, partout où c'était possible, ses sources d'inspiration...

- (...) Ardennais jusqu'au bout du canon, Jp mûrissait patiemment ses opinions au gré d'innombrables lectures, rencontres et expériences. Une fois ses convictions acquises, il ne lui arrivait guère de changer d'avis, même face à un ministre peu accomodant. Mais, s'il s'opposait parfois à de tels personnages, il les respectait toujours. "On peut attaquer les idées, jamais les hommes", aimait-il répéter. Peu porté sur les joutes oratoires, il fuyait comme la peste toute mise en évidence de sa propre personne. Mais il ne manquait jamais une occasion de défendre ses conceptions par la voie écrite. Il était alors capable de tremper sa plume dans le vitriol et de manier les arguments les plus impitoyables: droit au but et pas de fioritures! Son écriture était fulgurante: il lui arrivait, à l'issue d'une conversation avec un proche, d'avoir couché sur le papier, sous une forme quasiment prête à la publication, les idées développées pendant une heure avec son interlocuteur. Convaincre à tout prix son détracteur n'avait, pour lui, que peu d'intérêt. Il adorait en revanche, par ses articles et ses éditoriaux, faire réfléchir et sensibiliser à l'intérêt général" (...)

- … Intransigeant mais jovial, Gérard a le tutoiement immédiat, y compris envers les personnalités qu’il rencontre. Au bistrot, on le reconnaît, on l’interpelle. Il émaille ses discussions improvisées de grands éclats de rire, ponctuant ses phrases de « mon frère », « ma sœur » comme si chaque inconnu était un camarade de barricades. On aurait tort, pourtant, de ne voir en lui qu’un militant fort en gueule et courtisan des caméras...

- … De là à imaginer Jeanine abattue, il y a un pas. Pour faire avancer ses thèses, cette indécrottable optimiste se démène sur tous les terrains : les associations de quartier, les squats, les conseils de locataires, la rue, les coulisses du pouvoir. Et, surtout, les médias. Sa verve et son expertise sans faille, assorties d’un brin de truculence, font merveille. Au point que d’autres acteurs de la défense du droit au logement, plus soucieux de tisser patiemment leurs réseaux d’influence ou de monter de patientes actions de sensibilisation, s’irritent de son omniprésence, de ses coups de gueule, de son obsession à la dénonciation des mauvaises lois, voire de ses maladresses…

- …Si Donatien court comme un diable, c’est parce qu’il ne peut plus supporter les derniers souvenirs de son frère : sa peau sur les os, ses articulations saillantes, ses yeux qui s’éteignent petit à petit. Philippe était son complice et son confident. Pour tenter d’oublier, Donatien a changé de vie. Fini le repos du week-end, où il « réfléchissait » trop. Aujourd’hui, il se démène, il s’agite, il s’époumone dans les activités physiques les plus exigeantes : escalade, vélo, karting, surf, interventions d’urgence, conduite de machines de terrassement. Plus il est fatigué, plus il respire. Plus ses muscles lui font mal, plus il se sent vivre…

- … A l’usine, lorsqu’il était délégué syndical, on disait de lui qu’il faisait des sermons. Mais, à la paroisse, on lui reprochait de faire des meetings. Alors, quoi? Depuis qu’il roule sa bosse sur les chemins de l’exclusion, Marc a pris l’habitude de ne pas se laisser aisément coller une étiquette sur le front. Sur les bancs du séminaire déjà, le jeune futur prêtre se sentait mal à l’aise devant le langage trop intellectuel de ses professeurs. Il pestait devant cette culture élitiste qui le propulsait à des années-lumière des jeunes ouvriers, ses amis d’enfance avec qui il faisait bon parler wallon. A peine nommé vicaire, il renonce à occuper le presbytère que sa hiérarchie lui destine et s’installe dans un quartier classé « rouge » par la bourgeoise bien pensante de la ville. Il crée, ensuite, l’une des premières maisons de jeunesse mixtes du pays : une mini-révolution. Puis, à l’étroit dans ses habits de vicaire, il entre à l’usine comme ajusteur…

- ... Une telle montée en puissance ne tombe pas du ciel. Titiana la doit à son opiniâtreté et à sa combativité. Alors qu’elle n’a que 16 ans, son père meurt, victime de l’onchocercose, la « cécité des rivières ». Elle doit prendre en charge ses huit frères et sœurs, abandonner l’école et travailler pour un salaire de misère. Le ventre vide, elle connaît ! Mais le tableau misérabiliste s’arrête là. Et, avec lui, l’image de l’Africaine au ventre ballonné ou palabrant sous le baobab. « Ma mère m’a dit un jour : si ton voisin se lève à 7 heures pour aller au champ, toi, tu réussiras en te levant à 5 heures »….

- … Ses anciens collaborateurs en conviennent : avec François, on ne s’ennuie jamais. Non que ce passionné de jeux soit un gai luron. Cet homme marié, père de deux enfants, serait même plutôt calme, discret sur ses états d’âme et carrément muet sur sa vie familiale. Mais l’on résiste difficilement à son enthousiasme et à son dynamisme. « C’est un éternel moulin à idées, il ne s’arrête jamais de penser, soupire un de ses anciens collaborateurs. Or, parfois, il est plus productif de trancher, de s’arrêter un moment et de laisser les choses agir d’elles-mêmes… ». Dans son nouveau service, il se raconte en tout cas que certains fonctionnaires en partance, désabusés par la lourdeur bureaucratique et le manque d’aura de leur département dans la fonction publique, seraient finalement restés au poste à la simple annonce de son arrivée…

"L'écriture est la peinture de la voix"

Voltaire

We use cookies

Nous utilisons des cookies sur notre site web. Certains d’entre eux sont essentiels au fonctionnement du site et d’autres nous aident à améliorer ce site et l’expérience utilisateur (cookies traceurs). Vous pouvez décider vous-même si vous autorisez ou non ces cookies. Merci de noter que, si vous les rejetez, vous risquez de ne pas pouvoir utiliser l’ensemble des fonctionnalités du site.